Sciensano orchestre la surveillance sanitaire en Belgique. À la tête de l’institution publique, le professeur Christian Léonard revient sur les leçons tirées de la crise du Covid, la nécessité de préparer l’avenir et les défis d’une santé publique fondée sur les données, l’équité et la transparence. Entretien.
Christian Léonard, vous êtes directeur général de Sciensano, devenu très visible pendant la pandémie du Covid-19. Pourtant, votre institution est souvent méconnue du grand public. Comment définiriez-vous le rôle de Sciensano ?
« Notre mission peut se résumer en un mot : surveiller. Sciensano est né en 2018 de la fusion de deux institutions centenaires : l’Institut scientifique de santé publique (ISP), qui s’occupait de santé humaine, et le Centre d’étude et de recherches vétérinaires et agrochimiques (Cerva). Cette fusion a donné naissance à une approche «One Health» selon laquelle la santé humaine, la santé animale et la santé environnementale sont interconnectées. Aujourd’hui, nous surveillons une multitude de risques : infectieux, chimiques, sociaux, physiques, mais aussi comportementaux. Le tout dans une optique de prévention et d’information pour orienter au mieux les décisions de santé publique. »
Concrètement, quelles formes prend cette surveillance ?
« Elle est multiple. On surveille les maladies infectieuses humaines – Covid, grippe, rougeole – avec des tableaux de bord actualisés régulièrement. Grâce à cela, on peut avertir les autorités publiques de l’apparition et de l’évolution d’un épisode épidémique. Des mesures peuvent alors être prises comme l’adoption d’un code couleurs dans les hôpitaux qui détermine si les patients devront ou pas porter un masque lors d’une consultation. On surveille aussi les maladies animales : grippe aviaire, peste porcine, maladie de la langue bleue… la santé des animaux compte car il s’agit d’être vivants mais il s’agit aussi d’enjeux économiques, qui peuvent parfois avoir un impact sanitaire indirect. On surveille également les polluants, comme les PFAS ou les nanoparticules dans l’alimentation, les biberons, l’environnement. Enfin, nous menons des enquêtes sur l’état de santé physique et mentale de la population, les modes de vie, les inégalités sociales en termes de santé, les comportements à risques. Ce mode de surveillance permet une cartographie précise de l’état de santé de la population mais aussi des déterminants de cette santé, des informations indispensables afin que les autorités publiques puissent prendre les mesures les plus adéquates. »
La crise du Covid a-t-elle changé la manière
dont vous travaillez ?
« Avant le Covid, Sciensano était peu connu du grand public. Depuis, on comprend mieux l’importance de la surveillance. Pendant la crise, nous réunissions tous les jours le Risk Assessment Group (RAG), un groupe d’évaluation des risques, présidé par Sciensano. Ses conclusions alimentaient ensuite le Risk Management Group (RMG), qui prend alors des décisions. Ce système est toujours en place, mais fonctionne à un rythme plus espacé que lors de la crise du Covid. Il a été réactivé pour la variole du singe ou la grippe aviaire, par exemple. La crise a aussi mis en lumière l’importance des données : les eaux usées, par exemple, sont un outil précieux de détection précoce. Elles permettent de repérer la présence d’un virus au sein d’une population bien avant que des tests diagnostiques soient effectués. C’est peu coûteux, non invasif et très efficace. »

« La surveillance est un bien collectif, une obligation à l’égard de la société qui nous fait confiance. »
Et en matière de préparation à une future pandémie ?
« Oui, on organise régulièrement des exercices de crise avec le SPF Santé publique et le Centre de crise. On a structuré les stocks stratégiques, renforcé les cellules de gestion de crise, mis en place une meilleure coordination entre entités… Mais il reste, je pense, une dimension à développer : l’implication de la population via une grande enquête. Pendant la crise, des choix lourds ont dû être faits dans l’urgence. Pour le futur, il serait, à mon sens, intéressant de connaître les priorités des citoyens en cas de pandémie : confiner ou non ? Qui en premier ? Quelle valeur prioriser : liberté individuelle ou santé collective ? Ce type de réflexion éthique et participative pourrait renforcer l’adhésion et la légitimité des décisions à venir. »
Vous insistez aussi sur l’inégalité sociale
face à la santé…
« C’est central. Il y a un gradient socio-économique très net dans l’adhésion aux messages de prévention. Ceux qui bougent, mangent sain, ne fument pas, sont souvent ceux qui ont les ressources éducatives, cognitives, culturelles pour le faire. Les autres n’ont parfois pas les codes pour comprendre les messages, ou pas les moyens de les appliquer. Je pense qu’on va trop vite en disant que lorsqu’une personne entend l’information, elle est censée l’implémenter. Pour être informé, il faut comprendre l’information. C’est ce qu’on appelle la littératie en santé. Il faudrait finalement des campagnes différenciées selon les publics, mais cela demande des moyens très importants. Chez Sciensano, nous menons des enquêtes très fouillées tous les 4-5 ans, qui permettent de documenter notamment ces inégalités, des données inestimables tous les responsables de la santé de nos concitoyens. »
Un mot de la fin ?
« J’aimerais que l’on retienne que le silence d’une épidémie n’est pas synonyme d’inutilité de notre travail. En termes de risques, moins on parle de Sciensano, plus cela signifie que les choses sont sous contrôle. Mais ce contrôle n’est possible que si on continue à surveiller. Il faut des moyens suffisants pour cela. Et surtout, il faut une société qui croit encore à la science, à la prévention, à la solidarité. Car sans solidarité, pas de santé publique. La surveillance et la préparation à une éventuelle crise qu’elle permet est un bien collectif, une obligation que l’on se doit à l’égard de la société qui nous fait confiance. »
Et si vous aviez eu une autre carrière ?
« Pendant mes humanités, je rêvais de devenir professeur de langue romane et d’écrire des poèmes (sourire). Mais les circonstances de la vie m’ont amené à faire des études à l’Ecole Royale de Gendarmerie pendant trois ans et ensuite à l’Ecole Royale Militaire (ERM) pendant cinq ans. J’ai ensuite assumé les fonctions d’officier dans les troupes blindées avant d’être rappelé à l’ERM comme chargé de cours en économie puisque je terminais des études en sciences économiques à l’UCL. J’ai débuté dans le monde de la santé au département R&D des Mutualités Chrétiennes que j’ai dirigé pendant dix années avant d’effectuer un changement de cap important en incorporant le fameux KCE (Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé) comme expert en analyse économique dans un premier temps, ensuite comme directeur de recherches et enfin en tant que directeur général. Une période de ma carrière bien chargée au cours de laquelle j’ai aussi cumulé des études en santé publique et un doctorat en sciences médicales. En janvier 2020, j’ai rejoint Sciensano comme directeur général. Si aujourd’hui il me reste peu de temps pour lire des romans, une de mes passions de ma prime jeunesse, j’ai conservé la pratique de cette autre passion qui ne m’a jamais quitté, le cyclisme. Je ne saurai jamais si j’avais les qualités pour en faire un métier mais je sais que sur mon vélo je prends le temps de l’évasion, parfois de l’introspection entre deux moments d’effort intense. La bicyclette est aussi l’activité par excellence où l’on ressent pleinement sa vulnérabilité, soumis aux intempéries, forcé à se frayer un chemin dans la circulation, tout cela à la force des mollets, on prend conscience que l’on est peu de chose mais qu’il est si bon de vivre. »